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Article Publication logo janvier 2, 2023

Pérou: Une Ruée de "Touristes Psychédéliques"

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ayahuasca leafs and roots in a pot
Anglais

Studies on the therapeutic potential of ayahuasca are driving a new wave of psychedelic tourism in...

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Boutique à Pucallpa, ville située au cœur de l'Amazonie. Image par Courrier International. Peru, 2023.

Des agences de voyages exploitent le filon de l'ayahuasca, la boisson psychédélique considérée par les guérisseurs de 'Amazonie péruvienne comme une médecine traditionnelle.


"J'ai 250 ans", déclare Welmer Cárdenas Díaz. Écrivain, il tient un stand improvisé de livres et de magazines dans une rue du centre de Pucallpa, la capitale de la région amazonienne d'Ucayali, au Pérou. Il se protège comme il peut du soleil par un chapeau et des lunettes noires. Il est presque midi en ce samedi de septembre, la tempéra tourne tourne autour de 36 °C, mais on a plutôt 'impression qu'elle dépasse les 40 °C.

Après une brève pause, Díaz précise: "C'est mon âge cosmique, pas physique. "C'est un vieux chaman qui le lui a confié après une cérémonie à l'ayahuasca, la boisson psychédélique de peuples amérindiens. Díaz est l'auteur d'El brujo Arimuya ["Le Sorcier Arimuya"], un recueil de récits sur l'univers visionnaire des anciens curandeiros [guérisseurs] de l'Amazonie.

À Pucallpa, le cœur mystique de la forêt amazonienne, l'univers chamanique de l'ayahuasca ne se trouve pas seulement dans les multiples centres qui proposent des séances avec ce breuvage. Il est enraciné dans la culture de la ville, dans les livres, dans les peintures, les murs, l'artisanat et l'histoire de chacun - comme le montre cet écrivain qui déclare avoir 250 ans.


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Forfaits chamaniques

Le chamanisme amazonien doit toutefois affronter des forces puissantes pour continuer à exister : les préjugés locaux, le fanatisme religieux, le tourisme psychédélique…

Nous avons atterri à Pucallpa au début du mois de septembre. Le hasard avait fait que la ville accueillait à partir de ce jour-là un congrès sur le tourisme organisé par Amazon World, une agence de voyages locale, et qui réunissait des professionnels du secteur venus de diverses régions du Pérou.

Une bonne partie des agences proposent des forfaits chamaniques aux voyageurs qui souhaitent s'aventurer dans l'univers de transformation et de transcendance de l'ayahuasca, moyennant, bien sûr, un bon paquet de dollars.

Cependant, rares sont les personnes qui acceptent d'en parler ouvertement aux journalistes. Certaines traditions amérindiennes ont beau avoir incorporé des éléments de christianisme dans leurs rituels, pour les religieux plus radicaux, le chamanisme amazonien est l'œuvre du diable.

"Je suis chrétien, je n'aime pas l'ayahuasca", déclare un des participants au congrès. Il souhaiterait plutôt vendre des séjours dans l'hôtel où il travaille. "Mais je sais que c'est tres important pour le tourisme", ajoute-t-il. En d'autres termes, comme ça rapporte, on accepte de gagner de largent, et beaucoup, avec le circuit chamanique.

Il n'existe pas de chiffres officiels, mais on estime que 80 % des touristes qui se rendent à Pucallpa viennent pour l'ayahuasca. La plupart sont originaires de divers pays du monde et disposent d'un pouvoir d'achat élevé. 'office du tourisme de la
ville n'a pas donné suite à nos demands d'entretien.


La chamane Fidelia Ahuanari lors d'une cérémonie de l'ayahuasca dans un centre de médecine traditionnelle à Yarinacocha, située non loin de Pucallpa. Image par Carlos Minuano/Courrier International. Peru, 2023.

En 1953, deux ans après avoir tué sa femme accidentellement avec une arme à feu, l'écrivain nord-américain William Burroughs, une des icônes de la contre-culture, était parti pour la forêt amazonienne en quête de 'ayahuasca. Héroinomane, il voulait se guérir de son addiction ou faire le "trip ultime", comme il lécrit dans les dernières pages de Junky. Il a pris de l'ayahuasca à Putumayo, en Colombie, et à Pucallpa, au Pérou.

"La liane des morts"

Egalement appelé yagé, ce breuvage psychédélique a beaucoup d'autres noms chez les peuples amérindiens d'Amazonie. Le mot "ayahuasca", par exemple, est un
terme quechua (la langue des Incas) qui se traduit en général par "liane des morts".

Certains groupes religieux brésiliens incorporent l'ayahuasca à leurs rituels depuis la première moitié du siècle passé. Ils l'appellent santo Daime ["saint Daime"] ou vegetal ["végétal"]. Les choses sont aujourd'hui bien différentes à Pucallpa de ce qu'elles étaient quand les pionniers beatniks sont arrivés dans les années 1950 et 1960. Les voyageurs viennent désormais consommer de l'ayahuasca pendant tous les mois de l'année, et le circuit chamanique s'est structuré pour les satisfaire. Arturo Reátegui, du peuple ashaninka, est là pour ça. Il est directeur des opérations à Amazon World.

L'agence est présente dans la région d'Ucayali depuis plus de vingt ans. Voilà quinze ans qu'il dirige des cérémonies à l'ayahuasca. Le terme "chamanisme" le dérange : "Il
vient de cultures de Sibérie et d'Europe, où il n'y a pas d'ayahuasca. Ici, en Amérique latine, on parle de curandeirismo. Ma grand-mère était curandeira."

Selon lui, l'ayahuasca est en train de prendre une grande importance, mais dans le même temps, elle est utilisée de manière dévoyée.

Ce n'est pas le cas avec lui, assure-t-il. Curandero et entrepreneur chamanique à la fois, il se présente comme un défenseur de la tradition. Son travail dans le tourisme lui a permis de découvrir d'autres cultures et d'autres façons de consommer le breuvage psychédélique : "J'ai appris avec beaucoup de 'maîtres", par exemple les Mayas, les Axtègues et les peuples amazoniens - les Shipibos, les Cocamas et les Ashaninkas."

Le mot "ayahuasca" est un terme quechua qui se traduit en général par "liane des morts".

Il réunit toutes ces techniques dans un forfait destiné aux voyageurs qui viennent à Pucallpa. A part trois nuits de cérémonies à l'ayahuasca, le forfait inclut aussi 'expérimentation d'autres plantes. Arturo Reátegui préfère donc le présenter comme de la médecine traditionnelle autochtone au menu de son entreprise.

Nous avons demandé à plusieurs personnes à voir le centre l'ayahuasca où se déroulent les cérémonies proposées par Amazon World, mais nous n'avons pas obtenu de réponse. Nous nous sommes adressé à d'autres agences de voyages, mais elles n'ont pas souhaité s'exprimer.

Même si l'ayahuasca est classée au patrimoine culturel du Pérou depuis 2008, ces pratiques font 'objet de certains préjugés. A Pucallpa comme dans d'autres régions du pays, une partie de la population, en général la plus religieuse, pense que le curan-
deirismo est une chose diabolique - d'ailleurs il y a beaucoup de sorcellerie dans le coin. Pour d'autres, en revanche, il ne s'agit que d'un truc pour attirer les touristes étrangers.

Le nombre d'étrangers qui font le circuit chamanique péruvien a beaucoup augmenté au cours des dix dernières années. Ils viennent du monde enter, mais on remarque une forte proportion de Russes. Ils sont tellement nombreux à venir en Amazonie péruvienne que le traducteur de russe est devenu un élément fondamental des circuits.


Fresque exécutée sur le mur d'une ecole, a Pucallpa. Image par Peru, 2023.

Thérapeutique

Lizandro Girao a grandi dans l'Amazonie péruvienne, mais est parti
pour Moscou très jeune pour faire des études. C'est dans la capitale russe qu'il a eu son premier contact direct avec l'ayahuasca: "J'étais interprète d'espagnol et on m'a appelé pour accompagner un groupe de chamans qui faisaient des rituels là-bas."

"Aujourd'hui, ce ne serait pas possible", ajoute-t-il. Les cérémonies à l'ayahuasca ont cessé dans le pays en 2017. "La situation était très compliquée avec la justice russe." Le flux de touristes russes en Amazonie péruvienne n'a fait que croître depuis, explique-t-il.

Il n'existe pas de chiffres officiels, mais on estime que le Pérou est l'un des pays ou l'on consomme le plus d'ayahuasca au monde - le Brésil se trouve également dans le peloton de tête. Les études scientifiques sur cette décoction et d'autres substances psychédéliques se multiplient, et les autres pays s'intéressent de plus en plus à
ce breuvage.

Les études réalisées depuis les années 1980 montrent que l'ayahuasca non seulement ne présente aucun risque pour la santé, mais possède un potentiel thérapeutique pour des troubles comme la dépression et l'anxiété.


Carte par Courrier International.

L'interdiction de l'ayahuasca en Russie et dans d'autres pays, par exemple la France, et depuis le mois de mars l'Italie, montre que les politiques antidrogues vont à l'encontre de la science. De plus, elles nuisent aux droits des Amérindiens et à la recherche qui pourrait bénéficier à la santé publique.

"L'ayahuasca est utilisée par de nombreux peuples autochtones pour signer différents types de maladies", fait valoir Jeffrey Bronfman, de l'ADF (Ayahuasca Defense Fund), un service de conseil juridique de lIceers (International Center for Ethnological Education, Research and Service), un institut de recherche situé en Espagne qui étude les substances psychédéliques.

L'ayahuasca est une décoction de deux plantes : Banisteriopsis caapi, une liane connue sous le nom de mariri, et les feuilles de Psychotria viridis, un arbre appelé chacrona, qui a comme principe actif la MT [diméthryltriptamine], un hallucinogène. Cette substance fait partie de la liste de celles interdites par la convention de Vienne sur les substances psychotropes de 1971.

"La DMT est interdite dans tous les pays signataires de la convention. Pour l'ayahuasca, cela peut signifier des restrictions et des contrôles plus ou moins stricts" explique Constanza Sanchez, l'avocate de l'ADF.

L'usage à des fins religieuses a été autorisé au Brésil à la suite d'une résolution adoptée par le Conad (Conseil national sur la politique en matière de drogue) en 2010.

Ceux qui mènent les cérémonies sont très peu payés. La vie de "curandeiro" n'a rien de facile.

Au Pérou, l'autre revers des avancées de la science psychédélique, c'est la misère dans laquelle survivent de nombreux peuples amérindiens. Pourtant, le segment des rogues psychédéliques se présente comme une nouvelle ruée vers l'or. Le secteur
attire les investisseurs dans le monde entier et vaut déjà dans les 190 millions de dollars, selon le rapport de l'organisation Psych Blossom de 2021.

Des chiffres qui ne changent pas grand-chose pour les nombreux représentants de Shipibo-Conibo qui mendient ou qui parcourent les rues pour vendre leur artisanat. Le peuple shipibo est l'un des deux plus anciens détenteurs des connaissances millénaires qui entourent l'ayahuasca et tant d'autres planes amazoniennes. Les effets du mouvement appelé "Renaissance psychédélique" se manifestent dans le tourisme chamanique.

Cependant, 'augmentation de la consommation d'ayahuasca et du nombre de voyageurs en Amazonie péruvienne menace la véritable médecine traditionnelle autochtone, déplore César Maynas, 51 ans, un curandeiro qui est issu d'une longue lignée de chamans de l'ethnie shipibo-conibo.

Beaucoup de monde investit dans le secteur chamanique, gagne des fortunes avec des forfaits touristiques hors de prix, mais ils paint tres peu ceux qu'ils engagent pour effectuer les cérémonies. La vie d'un véritable curandero n'a rien de facile, explique Maynas : "Il faut s'isoler dans la forêt et jeûner longuement pour prendre les plantes, et il y a diverse restrictions alimentaires."

C'est un travail qui exige des années, on s'y consacre toute savie, ajoute-t-il. Il a commencé à travailler avec les plantes amazoniennes à 12 ans, avec sa grand-mère, qui était curandeira.

Menaces

Aujourd'hui César Maynas travaille avec sa femme, Fidela Ahuanari, 45 ans, et deux autres membres de sa famille, tous curandeiros. Cette famille de chamans effectue les rituels au centre de médecine traditionnelle Rao Kano Xobo (maison de médecine), qui fonctionne depuis plus de vingt-cinq ans à Yarinacocha, à une vingtaine de
minutes du centre de Pucallpa. "On utilise diverses plantes, ce n'est pas seulement l'ayahuasca qui soigne", précise Fidela Ahuanari.

Le couple met en garde: il y a beaucoup de personnes non préparées, ayant peu d'expérience, qui ouvrent des centres d'ayahuasca au Pérou. "Il y en a beaucoup qui se disent chamans, mais qui ne le sont pas et qui font un mauvais usage de la plante", ajoute Ahuanari.

Outre les impacts négatifs du tourisme chamanique, les Amérindiens sont confron-
tés à d'autres menaces. Fidela Ahuanari déplore : "Les grandes entreprises de pétrole et de gaz naturel, les exploitants forestiers et les narcotrafiquants envahissent notre
territoire."

Et la déforestation affecte jusqu'à la survie de l'ayahuasca: "Aujourd' hui, il faut aller très loin pour cueillir les plantes."